Charlie Coleman Orchestra
L'enfant et les Sortilèges
d'après Maurice Ravel
Jazz'In Records 2004 - LC13777
trompette, bugle Philippe Demierre | trombone Alexandre Faure | saxophones soprano & ténor Maurice Magnoni | clarinette, clarinette basse Benoît Willmann | guitare, arrangements et musiques additionnelles, direction Christian Oestreicher | guitare Manuel Araoz | piano Fabrizio Chiovetta | basse Christophe Chambet | batterie Philippe Staehli | ingénieur du son Philippe Massard | photographies, dessins Jesus Moreno | texte de présentation Roland Goerg | conception et réalisation graphique Nicholas Palffy | production Jazz'In Studio & Cie Laura Tanner
En 1916, tandis que la première guerre mondiale fait rage, Jacques Rouché, directeur de l'Opéra de Paris suggère à Colette d'écrire le scénario d'une "féerie ballet". En huit jours, Colette rédige la première mouture de ce qui allait devenir "L'Enfant et les Sortilèges". Lorsque Rouché lui propose divers noms de compositeurs, elle s'enflamme pour Maurice Ravel. Mais Ravel est au front ! Colette ne veut pas entendre parler de quelqu'un d'autre. Il faudra donc attendre... 1924 (!) pour qu'enfin le spectacle soit créé à Monte-Carlo. Quand Colette veut quelque chose...
Bien des années (et quelques guerres) plus tard, la chorégraphe Laura Tanner se laisse à son tour envoûter par cette oeuvre étrange contant la révolte d'un enfant confronté aux contraintes du monde adulte. Laura, depuis 1989, travaille de façon quasi exclusive avec le compositeur Christian Oestreicher et le scénographe Jesus Moreno. Contre vents et marées, bravant le conformisme et l'apathie ambiantes, ces trois dangereux récidivistes créent une nouvelle pièce tous les deux ans (citons "Sad- Eyed Lady" en 1990, "Sculpter l'Ombre" en 1999, sans oublier le moultement joué "Pierres de Pluie" inspiré du Sacre du Printemps, créé en 1995 et couronné par Prix Romand des Spectacles Indépendants la même année et lauréat des Rencontres Chorégraphiques Internationales de Seine-Saint-Denis l'année suivante).
Contrairement à Ravel, Christian Oestreicher n'était pas mobilisé au fond d'une lointaine tranchée, Pas de fuite possible, donc. Le travail démarre en été 2003 et, en janvier 2004, après quelques mois d'une fiévreuse gestation, les spectateurs médusés du théâtre du Grütli de Genève (qui en a vu d'autres !) découvrent cette nouvelle version de "l'Enfant et les Sortilèges" devenu un ballet sur une musique instrumentale pour guitare électrique, orchestre de jazz et récitant !
Le Général, le Troisième Bureau et...
Pour Christian Oestreicher, de toutes les versions enregistrées de "l'Enfant et les Sortilèges", il en est une qui caracole en tête : c'est celle enregistrée par le généralissime Ernest Ansermet en octobre 1954 avec l'Orchestre de la Suisse Romande ("Elle swingue, N. de D... !"). Le milieu des années cinquante : une époque qui correspond aussi à l'émergence d'un courant musical qu'on appellera le "Third Stream" : Gunther Schuller, Jimmy Giuffre, Teddy Charles, John Lewis, George Russell (entre autres) tentent le mariage des techniques de composition classique et du jazz. La musique classique qui vient de faire une grande poussée d'acné justement, avec l'expérience sérielle, le dodécaphonisme... (Ne pas confondre ce troisième courant avec certaines tentatives de revisiter Bach à une heure tardive où celui-ci était couché depuis longtemps).
Bref, voilà déjà une cohorte d'ombres bienveillantes penchées sur le berceau de cet "Enfant". Mais comme dans tous les contes de fée, il y a toujours le visiteur maléfique qu'on a oublié d'inviter. Une sorcière ? Un sorcier plutôt, dont la moustache hante amicalement la mémoire de Chr. Oestreicher depuis toujours, un certain Frank Zappa, qui aurait même, à ce qu'il paraît, commis une version rock crypto-méconnue du "Boléro" dont il ne subsiste plus qu'une version tronquée que personne ne connaît à part... Chr. Oestreicher (ben oui, évidemment !). Une hérédité pareille, c'est un truc à se retrouver sur le divan du psychanalyste; (et en plus, c'est même pas remboursé !). Étonnez-vous après ça que cet "Enfant" pique des colères destructrices et saccage la maison...
Mais qui donc est Charlie Coleman?
Inutile de potasser votre "dico" du jazz, à l'origine, ce nom de code ne désigne pas un artiste mais un "Workshop" permanent de guitaristes de jazz (aggravé parfois d'autres instrumentistes) initié en 1998 par... Chr. Oestreicher (la passion musicale, à ce stade, ça confine à l'agitation). Le code est simple : il s'agit d'un discret hommage à Charlie Parker et à Ornette Coleman; Le compositeur a conservé ce label pour la présente formation qui regroupe au moins trois membres du Workshop - à savoir le guitariste Manu Araoz, le bassiste Christophe Chambet et lui-même. En acceptant le challenge, Manu ne savait pas qu'il trouverait sur son lutrin un parcours du combattant susceptible d'inspirer la fuite à plus d'un guitariste (et on appelle ça des amis !) les guitares (Fender Telecaster & Gibson 175) reprenant ici l'essentiel des lignes vocales de la version originale. Mais Manu n'a pas fui. Bravoure hispanique...
Le batteur Philippe Staehli est un compagnon de toujours, un des très (mais vraiment très) bons issus du creuset genevois dans les années soixante (il y en avait un trio de bons dans les années '60, avec Humair d'abord, puis Jerry Chardonnens (eh, Jerry, ça jamme avec les anges ?)). Son "drive" impressionnant forme un couple d'enfer avec les lignes de basse de Christophe Chambet, un autre surdoué débordant de musicalité. Avec le pianiste Fabrizio Chiovetta, jeune transfuge brillant venu du classique, ils ont coulé les fondations du présent disque dans une première séance d'enregistrement qui dura deux jours.
Une autre session de même durée regroupa bois et cuivres : le clarinettiste Benoît Willmann, un complice depuis 1996; lorsqu'il ne joue pas à l'O.S.R. - des frasques musicales du maître de céans. A noter, sa très belle intervention, toute d'élégance, dans le sixième mouvement ("le feu, les cendres").
Le tromboniste Alexandre Faure vient de l'O.S.R. lui aussi. Il doit à Benoît Willmann de s'être retrouvé dans cette aventure ! Stoïque pendant l'enregistrement - il ne se plaignait qu'à l'oreille de son voisin de pupitre (tp) de ses abominables douleurs de lèvres.
Le trompettiste Philippe Demierre, du Big Band de Lausanne, après avoir comme les autres, maudit en douce le compositeur devant la difficulté des arrangements (référez-vous au neuvième mouvement, "l'arithmétique" ainsi qu'à quelques soli prévus pour flûte et imposé à la trompette, vous comprendrez), donne la pleine mesure de son talent dans la dernière plage (une superbe sonorité avec sourdine qui nous rappelle des choses... ).
Le saxophoniste Maurice Magnoni enfin : magnifique improvisateur, celui-avec-qui-tout-le-monde-veutjouer. Sa prestation dans le "Duo des Chats" - qu'il partage avec la guitare (Gibson 330) de Chr. Oestreicher - ou son frissonnant solo dans le 13éme mouvement, "La Chauve-Souris", sont parmi les perles de cet enregistrement.
A noter enfin que Chr. Oestreicher prend l'ultime solo dans "Good Night, Boys and Girls", histoire de faire un clin d'oeil à Zappa (qui terminait toujours ses concerts par cette phrase) et d'éteindre en sortant. Une version instrumentale swingante, décoiffante (mais pas irrespectueuse) de l'oeuvre de Ravel, donc. Aurait-elle amusé ce cher Maurice, lui que Messager accusa lors de la création, de faire de la "musique d'imitation" ? (non mais, de quoi je me mêle ?)
Des années plus tard, il avait dans ses notes confié s'être inspiré de l'esprit de l'opérette américaine (on ne disait pas encore "comédie musicale"). Absolution accordée, donc, si c'est lui qui a commencé...
Roland Goerg