2008

50 minutes avec elles

image solo
Chorégraphie et costumes Laura Tanner | Danseuse Lucy Nightingale | Musiques Steve Reich par Pat Metheny; Gershwin par Janis Joplin | Eclairagiste Marc Gaillard | Administration Nicholas Palffy | Photo Dorothée Thébert

50 minutes avec elles

Théâtre de Poche, du 17 au 27 septembre 2008.

Lucy Nightingale danse au Théâtre de Poche

De la danse au Théâtre du Poche, ce n’est pas banal. Les fauteuils ont été repoussés dans le fond de la salle. On traverse le plateau pour les atteindre. Une fois installé, on devine en face de soi Lucy Nightingale qui attend le début du spectacle. Elle va danser «50 minutes avec elles», un solo signé Laura Tanner, la chorégraphe de tant de pièces intéressantes créées à Genève ces dernières années. Lucy Nightingale est une danseuse anglaise formée à la Royal Ballet School de Londres. A Genève, elle s’est frottée au répertoire contemporain au contact du Ballet du Grand Théâtre, mais c’est le classique qu’elle enseigne à l’Ecole de danse de Genève. Guidée par Laura Tanner, la jeune femme entre avec une énergie et un don de soi remarquables dans le personnage à la fois générique et multiple qui lui est confié. Sur des choix musicaux parfaits, elle fait corps «50 minutes avec elles», ces âmes à la dérive auxquelles Laura Tanner dédie ce captivant solo.

Benjamin Chaix – La Tribune de Genève, le 25 septembre 2008


image solo lucy nightingale

Au bord du gouffre

50 Minutes avec elles, qu'elle prépare avec la troublante et exceptionnelle danseuse Lucy Nightingale, à la théâtralité ourlée d'une expressivité de la plus belle eau, s'inspire fortement d'Errances, que Laura Tanner crée en 2007. «Elles» au pluriel, car les présences à la scène mise de plain-pied avec le public seront in fine peut-être deux.

Dans Errances, on pouvait voir cinq danseurs s'adosser aux réminiscences d'instants perdus, de gestes portés disparus, de courtes phrases échappées que l'on tente de retenir par l'exercice inlassable de la répétition alors que l'être en déroute se délite. Secoués par des mouvements félins, aériens et enchevêtrés, des roulades et chutes aussi, ce qui les habite, images, flashes, fragments moteurs ou sensoriels décousus, aucune de ces perceptions incertaines ne peut s'inscrire dans une relation. Vécu du corps éclaté, morcelé. Solitude absolue, empreinte de terreur, d'obscurité, de détresse épileptique, trépidante.

C'est de ce travail autour de l'indicible, autour d'une impression de béances entre les affects, fragments de ressenti inaccessibles, de corps boussoles affolées, retenus dans des duos au bord du déséquilibre, dont témoigne Errances. D'une certaine manière, la prochaine création de Laura Tanner au Poche Genève, 50 minutes avec elles, en est le prolongement.

Assise en fond de scène et coulée dans une robe de ballerine froissée d'une encre mélancolique, Laura Tanner veine ses souvenirs d'un duo avec les images muettes et noir blanc sur l'écran de TV d'un danseur ami trop tôt disparu. Elle reprend son solo somnambule, comme un rêve éveillé qui s'ébroue. «Summertime, / And the livin' is easy / Fish are jumpin' / And the cotton is high…», la tessiture chaude et vibratile, dénudée et comme à vif de Janis Joplin s'élève sur le tempo ralenti du début du prélude en do mineur du Clavecin bien tempéré de Bach. Un jeu sur les sonorités, les couleurs vocales, les pulsions émotionnelles. C'est la quintessence d'une mélancolie qui s'identifie à une joie triste (Schadenfreude) si chère au romantisme allemand. La chorégraphe et danseuse veille à la lisière de l'abîme. Lentement ses bras forment arabesque autour du visage, le cadrent et ondulent tel un balancier. Se dessine alors un autoportrait comme dédoublé à travers les âges. Son visage vogue ; il va de l'âge mure à l'adolescence. Comment les êtres atteints de maladies"neurodégénératives luttent-ils contre cette torpeur qui les envahit un peu plus chaque jour"?

Géométrie émotive

À contempler la chorégraphe se tenant en retrait de la scène d'Errances, telle une antique Parque tissant les fils des destinées, on découvre que les images imprimées dans nos mémoires tiennent parfois à ce balancement halluciné, fragile, entre raison et déraison. Des petits moments, infimes, de ceux que l'on vit sans savoir. Comme si les évolutions à venir jaillissaient des plis de son esprit que déchirent, tel un vent. La musique et la danse enlacent et exaltent toute la dynamique répétitive et envoûtante du rythme : la nuance dans la répétition, l'accélération et le ralentissement, la vitesse vertigineuse et l'épuisement. Tout ce qui constitue le tissu des jours et des nuits du quotidien de la perte de la mémoire est là. Mais les corps résistent aussi à la musique, s'y glissent, en explorent et subvertissent l'architecture, la confronte au jeu chorégraphique afin d'en extraire la partition d'un chant visuel, celui de gestes inlassablement remis sur le métier, répétition d'abord douce puis violente, agressive jusqu'à l'étourdissement. Ce sont les corps haletants, frappants, roulants qui font aussi musique. D'où la dominance d'un aspect fragmentaire avec ses stases immobiles au seuil de la perte, comme pour se remémorer une dernière fois ce qui fige l'être. Et le met en mouvement. La nuance dans la répétition du mouvement, l'accélération puis le ralentissement, la spirale, enfin l'épuisement, l'inertie. Le parti pris est ferme et assumé : « répète-toi pour mieux te décentrer ». À tant frôler, tant voleter en surface, les corps, parfois, se déconcertent, comme l'esprit face à l'insoluble.

Nomades du vide

La danseuse et chorégraphe poursuit une quête obstinée, comme un artiste peintre qui reviendrait régulièrement sur le même tableau. Si entre résistance et soumission, solitude et société, la marche dessine habituellement le geste sur lequel se fonde notre mémoire, elle devient pour Laura Tanner un égarement sans retour, une désorientation complète. Un vacillement de l'être, un long tâtonnement sans fin, jusqu'aux extrêmes. Comme ces malades marchant sans fin, sans visée, franchissant le temps, oublieux de la destination impossible à reformuler.

Ces arpentages se retrouveront dans 50 minutes avec elles. «J'ai observé des malades qui utilisaient la marche comme mouvement libérateur. Un jour, mon père m'a dit": Mes jambes, c’est tout ce qui me reste."C'est un aspect incroyablement fort. Mon père ne cesse de marcher, des heures et des jours durant. Il est intéressant de constater qu'au début ce sont des marches très organisées, structurées, car on est encore dans un état où l'on se rend compte de ce qui se passe. Puis les marches deviennent complètement déambulatoires», explique Laura Tanner. Et pourtant dans le ressassement même, dans cette hallucinante et obsédante reprise de phrases chorégraphiques, sans cesse redistribuées et réagencées, il y a cette tentative de toujours rendre préhensible ce qui s'échappe.

Il y a l'intervention du chant, de textes chuchotés, témoignages parfois d'une langue d'avant la langue qui n'aurait pas oublié le corps, dans le travail de Laura Tanner. «J'ai toujours aimé travailler avec la voix, un processus qui a débuté avec Au milieu de nulle part, chorégraphie crée notamment à partir d'une pièce du dramaturge américain Sam Shepard, Fool for Love adaptée pour la scène avec la danseuse Mena Avolio» relève- elle, «Chez certains interprètes, la voix apporte une sensibilité et une fragilité étonnantes. Elle fait pénétrer au cœur de plans successifs amenant une multiplicité et une unicité dans les Errances

Être touché

C'est un mouvement bientôt incertain qui joue de la reprise, du retour du même qui n'est jamais vraiment identique, au fil d'un ruban de Möbius toujours menacé par la perte. Manière d'éprouver le corps, le toucher dans une gamme de sensations si proches de celles des malades atteints de maladies neurodégénératives. Elles trouvent dans la caresse, ce que le mot ne peut plus": cerner, prolonger, ramifier. Le «toucher» est mis en avant avec ces visages qui se parcourent, s'effleurent mutuellement au fil de face à face. Quand la langue de la compassion, de l'amour, si riche soit-elle, achoppe à l'ineffable, la main, sorte d'ajustement à l'autre, la supplée": une caresse savante en ses modulations, en son cheminement, possède une éloquence, un pouvoir de suggestion que les mots ne revêtent pas. Et son message est immédiat, universel, pour celui qui n'a plus le canevas des mots et l'arrière-pays d'une mémoire, d'une identité.

Un contact éminemment tactile, c'est ce qui transparaît dans l'exploration de son corps à laquelle se livre Lucy Nightingale, en parcourant de sa langue son bras, la crête de ses épaules ou en se mordant le poignet. Ce sensorium peut rappeler celui d'une autre création signée par la chorégraphe, Entre chiens et louves, singulièrement dans la manière d'évoluer à mi-corps entre l'humain et l'animal. «Entre chiens et louves explore le rapport à la bête qui se tapit en nous» précise Laura Tanner. «Dans Errances, le canevas est sensiblement différent, car ces gens qui se perdent deviennent incroyablement sensibles au toucher, à l'énergie qui les entoure. Ils évoluent dans le sensoriel. Certains vont ainsi se lécher, se palper, se mordre. Ils ont un rapport au corps qui est peut-être celui que l'on développe lorsque l'on retrouve l'enfant. C'est une boucle qui se referme, les malades finissant en position fœtale.» L'absence de communication avec ce qui est alentour semble présider à nombre de gestes rendant chacun des corps orphelin, ignorant jusqu'à sa perte. Même s'il perçoit que quelque chose vient à lui échapper. Ainsi Lucy Nightingale s'abandonnant à de brèves actions ritualisées emplies de stupeur et de rage, comme boxant avec elle- même, luttant contre ce corps désormais étranger qu'elle ne reconnaît plus. Bloc de sensations erratiques, chacun raconte sa propre histoire - corporelle, verbale - à force de répétitions, d'amalgames entre le passé et le présent, de confusions et de souvenirs plus ou moins idéalisés. Écouter ce qui n'est que parcimonieusement livré, l'étrangeté et la poésie de certains messages, c'est recevoir l'expression d'un vécu douloureux et sensible, d'un questionnement sur les raisons d'une existence et sur le sens de toute destinée humaine.

Bertrand Tappolet – Les Cahiers du Poche