2009
Pièces Bleues
Pièces Bleues
Théâtre de l'Alhambra, du 9 au 15 mars 2009. Du lundi au samedi à 20h. et le dimanche à 17h. Réservations 022 320 45 15 ou par email.
Elaborées à partir de sensations et de souvenirs, les "Pièces Bleues" de la chorégraphe Laura Tanner constituent le troisième volet de son exploration autour des thèmes de la perte, du deuil et de la disparition de l'être cher. L'absence fracture et recompose le souvenir et la mémoire devient une narration qui se déforme et se réinvente chaque jour. C'est la couleur même du "blues".
"Au fond, je n'ai jamais su ni voulu distinguer entre l'amour et l'amitié. Mais pouvoir dire "je t'aime" à un ami ou une amie, et d'amour fou, il faut traverser jusque dans son corps, une immense forêt d'interdits et de discriminations. J'aime y risquer des pas, j'aime aussi m'y perdre, le temps de m'y perdre."
Jacques Derrida dans Libération du 19 mars 1998
Là où le deuil prend vie
Il suffit de croiser le regard de Laura Tanner pour repérer la part d’éternel que la chorégraphe genevoise porte en elle. Et il suffit d’égrener ses spectacles pour en avoir la confirmation. Sad-eyed lady, Pierres de pluie, Entre l’abîme et l’infini. Depuis Tiempo, sa première proposition en 1984, l’artiste imprégnée des philosophies orientales explore des horizons à la fois intimes et lointains. Et propose un écoulement du temps si dense qu’il est presque palpable à la main.
On retrouve ces accents dans Pièces bleues, à Genève. Cette chorégraphie qui interroge le sentiment de perte après la disparition d’un être cher débute sur des marches lentes et cadencées. Elles rappellent la foulée constante de Sculpter l’ombre où Laura Tanner jouait sur le contraste entre ce flux hypnotique autour d’un carré de sable et une danse échevelée. Ici aussi le deuil qui naît en scène ne porte pas qu’une seule couleur. A l’image du carré de lumière à la Rothko projeté sur le mur du fond qui passe du rouge au vert, les mouvements alternent tensions et douceur.
Côté douceur, on savoure cette danse de chiffon où le corps à l’abandon de Deborah Hofstetter est porté et animé par Laia Duran Figols, Espagnole athlétique et charismatique. En toile sonore, Billie Holiday chante l’amour et, sur le plateau, l’amitié confiante se raconte dans ce pas de deux où une fille fait danser l’autre.
Les tensions, elles, s’incarnent dans des cambrures marquées et immobiles – le très beau solo, de dos, de Laia Duran Figols sur un air de flamenco. Elles s’incarnent aussi dans des poses animales à quatre pattes, des silhouettes qui rampent ou encore des mains qui s’écrivent frénétiquement des mots sur le corps. Et lorsqu’Adrian Rusmali, adossé à la toile de fond, évolue en solitaire sur la B.O. du Mépris de Jean-Luc Godard, sa main, qui subitement se fige sur la toile, semble vouloir stopper celui qui part. Poignant.
Marie-Pierre Genecand, Le Temps, 11 mars 2009
Heure de danse intense avec Laura Tanner
Que ce soit par les choix musicaux (excellents), par la mise en scène (très classe) ou par la chorégraphie (aussi variée qu’exigeante), les Pièces bleues de Laura Tanner sont riches et intenses à tous les niveaux. On retrouve avec admiration, dans ce spectacle d’une heure, l’intensité qui est la marque de fabrique de la chorégraphe genevoise. Elle-même n’est pas sur scène, mais au dernier rang du parterre de l’Alhambra, observant attentivement ses trois interprètes.
Laura Tanner est contente. Elle a raison. Lundi soir, Laia Duran Figols, Deborah Hofstetter et Adrian Rusmali ont été impeccables. La première captive l’assistance (trop maigre pour un spectacle de cette qualité) en disant à sa manière le fameux poème de García Lorca, qui commence par A las cinco de la tarde … La même se distingue un peu plus tard par un très inhabituel flamenco de danse contemporaine, exécuté dos à la salle. Et que dire du duo de Deborah Hofstetter et Adrian Rusmali, subtile et mélancolique pas de deux qui évoque le chemin parcouru avant la séparation inéluctable? Inspiré par l’absence d’un ami barcelonais trop tôt disparu, le spectacle Pièces bleues a cette grâce des souvenirs bleutés qui ne s’effaceront jamais.
Benjamin Chaix, Tribune de Genève, 10 mars 2009